Relayé par Mediapart | DAN ISRAEL
Le fonds d’investissement allemand Aurelius est accusé par les salariés de se servir dans les caisses. Et d’accélérer la chute de la filiale française du spécialiste des fournitures de bureau, dont le repreneur pourrait être désigné mi-avril. 1 500 emplois sont en jeu.
Une entreprise qui sombre, encore. Et le doute qui taraude, comme souvent : son actionnaire, un fonds d’investissement spécialisé dans le « retournement » d’entreprises en difficulté, a-t-il précipité la chute, en se servant trop largement dans la trésorerie ? Voilà la question qui tenaille depuis des mois les représentants des 1 500 salariés de la filiale française d’Office Dépôt, la marque de fournitures de bureau.
Une question si entêtante qu’en mai 2019, ils ont déposé une plainte pour abus de bien social, déclenchant plusieurs perquisitions dans l’entreprise. L’enquête est toujours menée à Lille par l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF).
Office Dépôt France a été placé en redressement judiciaire en février, et les repreneurs potentiels avaient jusqu’au 19 mars pour déposer leurs offres. L’activité se poursuit au moins jusqu’au 20 avril, date à laquelle le tribunal de commerce de Lille pourrait se prononcer sur une reprise potentielle.
Depuis 2017, l’actionnaire d’Office Depot Europe se nomme Aurelius, un fonds allemand que n’hésitaient pas à qualifier de « fonds vautour » les pancartes brandies par les 200 salariés présents devant le tribunal de commerce lors de la dernière audience, le 20 mars. Il a racheté l’entreprise pour 1 euro à la maison-mère américaine du groupe, lorsque cette dernière a voulu se débarrasser de ses activités européennes, quelques mois après une fusion ratée avec son concurrent Staples – les autorités américaines de la concurrence avait refusé l’alliance des deux géants de leur secteur.
Le stratégie du fonds allemand ? Se concentrer sur la vente en ligne, permettant des marges plus importantes, et se délester des filiales moins rentables, comme les antennes tchèque et slovaque, revendues en 2019. Quant à la filiale française, alourdie par 60 magasins peu rentables, l’actionnaire n’y est pas vraiment attaché, selon les salariés.
« Jamais Aurelius n’a rempli son rôle d’actionnaire, ils ont simplement appliqué leur business model en faisant remonter vers eux de l’argent issu de l’entreprise », considère Sébastien Fournier, représentant de l’Unsa et secrétaire du comité social et économique (ex- comité d’entreprise) d’Office Depot France. Aujourd’hui, les salariés attendent avec angoisse la décision du tribunal de commerce sur le repreneur. Treize offres ont été déposées. Monoprix-Franprix, Top Office, Lidl ou le discounter Maxxilot souhaitent reprendre seulement quelques magasins, et pas plus de 380 postes salariés. Le distributeur Fiducial se dit intéressé par la logistique, les contrats « grands comptes » des entreprises et la vente par correspondance sous la marque Viking.
Aucun dialogue entre l’actionnaire et les salariés.
L’actuel dirigeant d’Office Dépôt France, Guillaume de Feydeau, un habitué du redressement d’entreprises nommé en mars 2019, est le seul à proposer de reprendre l’ensemble de la filiale, forte de 60 magasins, de sites de commerce en ligne, de trois entrepôts et de 22 plates-formes de distribution régionales. Même s’il manque de financement, et qu’il a suscité leur méfiance au départ, les salariés ont fini par se ranger derrière lui. Sa promesse orale de reprendre 1 250 personnes n’y est pas étrangère.
Guillaume de Feydeau disait vouloir retrouver la rentabilité dès 2021, mais la direction européenne du groupe assure avoir subi une baisse de chiffre d’affaires de près de 20 % en 2020, en raison de la crise sanitaire déclenchée par le Covid. Qui plus est, la concurrence est rude, avec les enseignes Bureau Vallée ou Top Office, et surtout le mastodonte Amazon qui prend allégrement des parts de marché… Mais Sébastien Fournier refuse d’incriminer uniquement la conjoncture. « La fin 2020 a été bonne pour l’entreprise, et depuis environ cinq mois, nous recommencions peu à peu à gagner de l’argent. Le plan de transformation, qui privilégie la vente en ligne, commençait à fonctionner », assure-t-il. Il invite à chercher ailleurs les raisons de la chute d’Office Dépôt France : « Cela fait deux ans que nous nous battons contre Aurelius. »
Au tribunal, le fonds d’investissement allemand n’était ni présent ni représenté. « Nous n’avons jamais eu de dialogue avec ses dirigeants, il n’a jamais été possible de s’asseoir autour d’une table avec eux », insiste Sébastien Fournier. Les salariés considèrent qu’il n’a jamais investi un centime dans l’entreprise.
Interrogé, Aurelius n’a pas souhaité s’exprimer officiellement. Mais en privé, des représentants d’Office Dépôt Europe récusent les accusations, et rappellent qu’au moment de la vente en 2017, la maison-mère américaine avait injecté 60 millions d’euros dans les comptes de la filiale française, et qu’ils y ont bien été investis. Ce que ne contestent pas les salariés. « Mais aujourd’hui, nous n’avons pas de trace de la manière dont été utilisés ces millions », note Sébastien Fournier.
Les salariés ne sont pas les seuls à avoir fait le constat du non engagement financier du fonds allemand. Dans une lettre du 14 novembre, faisant suite à une réunion au ministère de l’économie le 27 octobre, le comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) demande à Aurelius d’investir au moins 10 millions d’euros pour sauver sa filiale.
S’il prend acte de la de bonne volonté du fond, qui déclare vouloir céder Office Dépôt France pour 1 euro, abandonner ses créances pour 2020-2021 et ne pas faire payer le droit d’usage de la marque au futur repreneur, Louis Margueritte, alors dirigeant du Ciri, fait aussi part du refus des banques d’accorder de financement, même un prêt garanti par l’État. Les banquiers considèrent en effet « les efforts de l’actionnaire comme insuffisants et ne pourront réviser leur position qu’en cas d’apport de liquidités par ce dernier ».
Les représentants des salariés s’interrogent surtout fortement sur certaines pratiques financières de leur actionnaire. Et leur avocate, Céline Pares, invite à « se pencher sur les cas de deux entreprises reprises par le passé par Aurelius et qui en ont souffert : Isochem qui exerce dans la chimie fine et à appartenu de 1990 à la Société nationale des poudres et explosifs, et l’entreprise de vente par correspondance Quelle ». Les deux sociétés étaient basées dans le Loiret, à Pithiviers et à Saran. La première a été achetée 8 millions d’euros en 2010 par Aurelius, et placé en redressement judiciaire en 2017, puis reprise par un groupe américain. La seconde a déposé le bilan en 2009, deux ans après avoir été rachetée pour 1 euro par le fonds.
Ce dernier a été condamné le 12 juin 2012 par le tribunal de commerce d’Orléans pour « de multiples fautes au détriment de la société » Quelle, et n’a pas fait appel, malgré de lourdes indemnités – plus de 2,5 millions en tout – à verser aux 500 ex-salariés.
Hommes de paille et condamnation en 2012
Les faits qui ont valu à Aurelius d’être condamné sont résumés dans un rapport de mai 2019 du cabinet d’expertise Alter, qui assiste les représentants du personnel d’Office Dépôt. « Le tribunal de commerce considère qu’Aurelius a asséché la trésorerie de Quelle SA en ne permettant pas le remboursement d’un prêt de la filiale à sa mère de 8 millions d’euros, alors qu’elle s’y était engagée lorsqu’elle acquis la société pour 1 euro », détaille le rapport. Qui plus est, Aurelius « a conservé le produit de cession de 12 millions d’euros sur la vente de parts dans une société détenue par Quelle ».
Mais le jugement du tribunal de commerce d’Orléans va plus loin. Les Commissaires aux comptes de Quelle qui avaient déclenché une procédure d’alerte devant ce qu’ils considéraient comme de possibles irrégularités. La réaction des dirigeants d’Aurelius a été immédiate : ils ont modifié les statuts de la société, changé son nom, et ont quitté leurs postes à responsabilité, « en désignant au conseil de surveillance des “hommes de paille” mis à la disposition contre honoraires par une société suisse », rappelle le tribunal.
Les juges ont estimé qu’Aurelius « a, à ce moment, sciemment abandonné totalement sa filiale, la société Quelle ». Outre la condamnation du tribunal de commerce, Aurelius a aussi été poursuivi par les AGS, l’organisme financé par des cotisations patronales chargé d’assurer le versement des salaires des entreprises en cessation de paiement…
Selon nos informations, les représentants des 280 salariés d’Isochem ont de leur côté reproché à Aurelius de n’avoir procédé à aucun investissement dans leur entreprise, tout en facturant 900 000 euros annuels de « management fees », sans qu’ils puissent savoir à quoi ils correspondaient exactement. Le fonds aurait aussi revendu une filiale 32 millions d’euros, et en aurait gardé une vingtaine de millions pour lui.
En 2017, les salariés avaient même porté plainte contre Aurelius, sans qu’on ne connaisse la suite de la procédure. Le fonds assure, lui, que la faillite d’Isochem trouve sa source dans la défection de son principal client, le laboratoire pharmaceutique américain Gilead, qui assurait 40 % de son chiffre d’affaires.
Un prêt de 70 millions mystérieusement effacé.
C’est aussi parce qu’ils ont en tête ces deux exemples que les salariés d’Office Dépôt sont méfiants vis-à-vis des pratiques de leur actionnaire. En février 2019, ils ont déposé un droit d’alerte, procédure prévue par le code du travail obligeant l’employeur à s’expliquer sur sa stratégie, puis ont porté plainte trois mois plus tard.
Le comité social et économique s‘interroge notamment sur les nombreux flux financiers qui circulent entre la filiale française et plusieurs autres entités du groupe, composé de nombreux satellites financiers un peu partout en Europe.
Dans un rapport de novembre 2019, le cabinet Alter souligne ainsi qu’après le rachat par Aurelius, les sommes payées par Office Dépôt France au nom du droit d’utilisation de la marque sont passées de 1 à 6 millions d’euros. « Comment Aurelius peut-il justifier la facturation de droits pour l’utilisation de marques, alors qu’OD Europe a été rachetée à l’euro symbolique ? », interroge Alter. Ces royalties partent vers une entité irlandaise et une autre britannique, qui ne comptent pratiquement aucun employé. La pratique intrigue, même si d’importantes réductions ont été accordées sur ses paiements en 2017 et 2019.
Ces paiements ne sont pas les seuls : la filiale française se voit aussi facturer pour plusieurs millions de services centralisés, calculés sur ses besoins annuels, et augmentés d’une marge de 5 % au bénéfice de la holding de tête européenne.
La justification réelle de ces frais n’est pas évidente à établir, assurait en mai 2019 Alter, dans un autre rapport : « Les facturations intragroupe enregistrées par OD France sont globalisées sous un compte de charges, ne permettant pas de distinguer les montants spécifiques se rapportant aux contrats passés avec des sociétés du groupe – 19,5 millions d’euros en 2017 et 18,1 millions d’euros en 2018 – notamment les management fees. »
De son côté, la direction européenne d’Office Dépôt fait savoir qu’elle ne se livre à aucune mouvement financier suspect, qu’elle n’a pas facturé de « management fees » à sa filiale française, et que les redevances demandées (entre 6,5 et 8 millions d’euros par an, assure-t-elle) sont du même ordre, voire moindre, que pour toutes les antennes européennes du groupe. Elle n’explique cependant pas pourquoi elle a refusé de fournir certaines pièces comptables au cabinet Alter, comme la loi l’y oblige. Et ce, malgré une condamnation à communiquer toutes les informations nécessaires, prononcée le 25 juin 2019 par une ordonnance de référé du tribunal de grande instance de Senlis.
Pour les salariés, les questions ne s’arrêtent pas là. Céline Pares, l’avocate du CSE questionne aussi « un remboursement de prêt qui n’en est pas un, et qui a mis Office Dépôt France en difficulté ». Au moment de son rachat par Aurelius, la filiale française détenait en effet une créance importante, de 70 millions d’euros, envers la holding financière la chapeautant. Cette dette était garantie par la maison-mère américaine. Mais peu après le rachat par Aurelius, la dette a été considérée comme remboursée, alors qu’elle avait seulement été effacée par un jeu d’écriture comptable actant une réduction de capital de la filiale française. « Aucune compensation n’a été proposée, pas plus qu’une clause de retour à meilleure fortune », s’indigne l’avocate.
Dans cette opération, Céline Pares met aussi en cause le grand cabinet de commissaires aux comptes Deloitte, qui a certifié sans broncher les comptes des diverses filiales concernées par cette entourloupe. Une députée LREM se dit « choquée par un fonds d’investissement qui se sert sur la bête »
Au vu du haut degré de conflictualité avec leur actionnaire et la direction européenne du groupe, les représentants des salariés d’Office Depot France appellent depuis longtemps à l’aide les responsables politiques. Ceux du Loiret, où est implantée une importante antenne de l’entreprise à Meung-sur-Loire, ont rapidement répondu présent, mais ne peuvent pas grand-chose, sinon faciliter diverses réunions à Bercy.
« J’ai accompagné les salariés à de multiples réunions, nous avons alerté les services de l’État sur la situation et j’ai même essayé d’entrer en contact avec le dirigeant d’Aurelius, sans succès », indique la députée LREM Caroline Janvier, se disant « assez choquée par un fonds d’investissement qui se sert sur la bête pour affaiblir une entreprise en difficulté, sans aucune considération pour les salariés ».
« Le fonds Aureilus se comporte en prédateur, il tire tout ce qu’il peut des entreprises avant, comme il l’a fait pour Quelle et Isochem, de repartir », abonde le sénateur socialiste Jean-Pierre Sueur. Il appuie la demande des salariés : soutenir l’offre de reprise de Guillaume de Feydeau : « Le soutien public apparaît nécessaire si on veut obtenir une solution qui ne soit pas trop coûteuse en emplois. »
Le diagnostic est le même pour tous : sans soutien de l’État, ou sans incitation ferme à destination des banques, l’avenir est sombre. « En vérité, la seule offre de reprise globale, celle du dirigeant actuel, n’est pas encore financée, observe, sceptique, un des acteurs du dossier. Et malgré les appels du pied des politiques, on risque de s’apercevoir que personne ne veut la financer… »
Sébastien Fournier espère bien faire mentir cette prédiction, en arrachant un rendez-vous avec le ministre de l’économie Bruno Le Maire. « La période est très anxiogène. Le gouvernement a le dossier entre les mains depuis deux ans et pour l’instant ils n’en ont rien fait, glisse-t-il. Nous devons nous faire entendre pour qu’ils nous aident à sauver un maximum d’emplois. »