Lorsque des anonymes témoignent…
JURISPRUDENCE SOCIALE
La Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) garantit à chaque justiciable le droit à un procès équitable, qui passe par l’accès le plus libre et le plus large possible aux preuves. Pour la Cour de cassation, un témoignage anonymisé est une preuve acceptable qui satisfait à l’exigence posée par le Code de Procédure Civile : « prouver conformément à la loi ».
Prouver librement
Cette décision surprenante s’inscrit dans l’évolution de la jurisprudence en matière de preuve devant les juridictions civiles comme les conseils de prud’hommes.
La Cour de cassation a déjà admis l’utilisation par le salarié de documents appartenant à l’entreprise, sous réserve qu’ils soient indispensables à sa défense et qu’il en ait eu connaissance dans le cadre de son emploi. Elle autorise également la production d’enregistrements réalisés à l’insu des interlocuteurs, à condition là aussi que cette production soit indispensable et que cette atteinte à la vie privée soit strictement proportionnée au but recherché.
Dans l’arrêt du 19 avril 2023, elle dit recevable par un Conseil de Prud’hommes un témoignage anonymisé pour protéger l’auteur, dont seul l’employeur connait l’identité.
Pourtant, selon l’article 202 du code de procédure civile, pourtant, une attestation doit mentionner l’identité complète de son auteur et être accompagnée d’un justificatif de cette identité. Le juge a toutefois le pouvoir d’apprécier souverainement si, bien que non conforme, une attestation présente des garanties suffisantes pour être retenue comme preuve (cassation civile 29 avril 1981, cassation sociale 8 octobre 1987).
C’est bien ce pouvoir que la Cour avance prudemment : « si le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymisés, il peut néanmoins prendre en considération des témoignages anonymisés, c’est-à-dire rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs, lorsque ceux-ci sont corroborés par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence »
Prouver loyalement
Cette décision laisse perplexe et mal à l’aise.
En effet, si le contenu du témoignage anonymisé est corroboré par d’autres pièces, il est superflu. S’il sert, aussi peu que ce soit, à former la conviction du juge, il devient déterminant. Dans un cas comme dans l’autre, il devrait être écarté.
La crainte de représailles justifiant l’anonymisation suppose des relations fortement dégradées entre l’auteur et le salarié. Comment l’employeur a-t-il pu le convaincre de témoigner anonymement plutôt que pas du tout ? Peut-on malgré tout admettre sans réserve sa sincérité ? Comment plaider contre des déclarations dont on ignore l’auteur ? Et si le salarié veut engager des poursuites pénales pour attestation mensongère, doit-t-il porter plainte contre X ? L’anonymat continuera-t-il à protéger le témoin en correctionnelle ?
Certes, sans la liberté – encadrée – de la preuve, pas de procès équitable. Mais est-il équitable, le procès dans lequel le juge autorise une partie à violer, au détriment de son contradicteur, les garanties essentielles :
- de la loyauté dans l’administration de la preuve, consacrée le 7 janvier 2011 par l’assemblée plénière de la cour de cassation,
- du « contradictoire » de l’article 6 de la CEDH. Lever l’anonymat du témoin, c’est permettre un exercice élargi de ce principe de défense, au regard notamment d’une responsabilité toujours possible et jamais à exclure du témoin, par son action ou son abstention, dans la réalisation des faits reprochés ou dans leur disqualification…